A chacun son morceau

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Les abat­toirs racontent comment l’in­dus­tria­li­sa­tion de la filière permet non seule­ment de satis­faire, mais égale­ment d’en­tre­te­nir une «faim de viande» des classes popu­laires, long­temps privées de cet aliment coûteux et haute­ment symbo­lique

Après la Seconde Guerre mondiale, la haute conjonc­ture et l’in­dus­tria­li­sa­tion des métiers de la viande ont pour effet de doubler la consom­ma­tion de ce produit en Suisse, passant de 31,5 kg par personne en 1950 à 60 kg en 1987. Autre­fois denrées de luxe, les aliments carnés s’in­vitent aux tables des classes moyennes, parfois bi-quoti­dien­ne­ment.

"L'art de bien connaître et acheter sa viande", tel qu'il est conseillé aux femmes dans les années 1960, à travers un discours caractéristique de l'époque, que l'on qualifierait aujourd’hui de paternaliste et sexiste.

Fabriqués indus­triel­le­ment, ils deviennent en effet plus abor­dables. De plus, ils sont rendus acces­sibles dans les super­mar­chés par des entre­prises de grande distri­bu­tion, menaçant bien­tôt la survie des bouche­ries arti­sa­nales. Malgré ces chan­ge­ments, les produits carnés restent encore souvent onéreux pour la popu­la­tion ouvrière.

Pierre Monnerat, Bell, R. Marsens imprimeur, Lausanne, 1951, © Bell, Musée Historique Lausanne.
Pierre Monnerat, Bell, R. Marsens imprimeur, Lausanne, 1951, © Bell, Musée Historique Lausanne.

En témoigne l’in­té­rêt de nombreux habi­tants et habi­tantes du quar­tier de Malley au revenu modeste pour le débit de viande de « basse bouche­rie » installé en 1971 à l’en­trée des abat­toirs, après avoir été exploité dans la halle aux cuirs. Tous les vendre­dis matin jusqu’en 1995 s’y vend, à prix très avan­ta­geux, de la viande consi­dé­rée comme « condi­tion­nel­le­ment propre à la consom­ma­tion » au regard de la loi, soit une caté­go­rie de morceaux portant une estam­pille trian­gu­laire qui exige des précau­tions, telle une cuis­son prolon­gée.

Sébastien Feval, Débit de basse-boucherie des abattoirs de Malley, 1995, © Sébastien Feval, Archives cantonales vaudoises.
Sébastien Feval, Débit de basse-boucherie des abattoirs de Malley, 1995, © Sébastien Feval, Archives cantonales vaudoises.
Témoignage de Mme Marthe Mattenberger, ancienne concierge du complexe, et de son fils M. Pierre-André Mattenberger.© 2020, IHM CHUV-UNIL et Association AAU.

Aux abat­toirs de la Ville de Lausanne, le tonnage enre­gis­tré témoigne des évolu­tions des habi­tudes alimen­taires évoquées. Jusqu’à l’ar­ri­vée d’un abat­toir privé dans la péri­phé­rie de la ville en 1970, le nombre de têtes de bétail abat­tues est en effet en constante augmen­ta­tion, plus accen­tuée que l’ac­crois­se­ment démo­gra­phique de l’ar­ron­dis­se­ment ratta­ché au complexe de Malley : 22’500 têtes en 1945, près de 96'000 en 1969. Il faudra ensuite près de vingt ans à l’éta­blis­se­ment pour retrou­ver un volume équi­valent à celui de 1969. La ferme­ture des abat­toirs de Genève en 1990 et l’ar­ri­vée de nombreux usagers gene­vois à Malley occa­sionnent un accrois­se­ment consé­quent du tonnage en 1991. Après cette année record, les abat­tages décroissent néan­moins peu à peu en raison de la conjonc­ture diffi­cile, du départ de grandes entre­prises, usagères et loca­trices de locaux, et du ralen­tis­se­ment de la consom­ma­tion de protéines animales en Suisse.

Dès 1988, la demande en viande, à l’ex­cep­tion de la volaille, dimi­nue en effet partout dans le pays. Plusieurs facteurs y contri­buent, la mala­die de la vache folle (encé­pha­lite spon­gi­forme bovine ou ESB) mais aussi des recom­man­da­tions nutri­tion­nelles qui suggèrent de limi­ter la viande « rouge », voire d’adop­ter un régime végé­ta­rien. Enfin, la protec­tion des animaux devient une préoc­cu­pa­tion de plus en plus impor­tante, en réac­tion à de mauvais trai­te­ments, révé­lés notam­ment dans le domaine du trans­port du bétail.

Sources

  • Bulle­tins du conseil commu­nal de la Ville de Lausanne, 1924–2015, Archives de la Ville de Lausanne.
  • Rapports de gestion de la Muni­ci­pa­lité de Lausanne, 1945–2002, Archives de la Ville de Lausanne.
  • Témoi­gnages d’an­ciens et d’an­ciennes employés et employées des abat­toirs ainsi que d’ha­bi­tants et habi­tantes du quar­tier, 2019–2020, IHM CHUV-UNIL et Asso­cia­tion AAU.

Litté­ra­ture secon­daire

  • Kathrin Ammann, « Cuisine helvé­tique. Un regard dans les assiettes des suisses » in swis­sinfo.ch, 10.05.2017.
  • Eric Birou­lez, La viande dans les cultures alimen­taires : du désir au tabou, in : Méde­cine & nutri­tion 48, 2012, 36–39.
  • Anne-Marie Dubler, « Bouche­rie », in : Diction­naire histo­rique de la Suisse, 11.11.2010.
  • Yvan Lepage, « Évolu­tion de la consom­ma­tion d’ali­ments carnés aux XIXe et XXe siècles en Europe occi­den­tale », in : Revue belge de philo­lo­gie et d’his­toire 80, 2002, 1459–1468.