Que de travail abattu

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Dans les halles d’abat­tage où évoluent bouchers «muni­ci­paux» et «ambu­lants» rétri­bués à la tâche, deux groupes de profes­sion­nels coha­bitent et s’op­posent parfois

Placés sous l’au­to­rité de la Direc­tion de Police, les abat­toirs appar­tiennent à une unité admi­nis­tra­ti­ve­ment ratta­chée à la Ville de Lausanne. Service public parti­cu­lier, les abat­toirs doivent s’au­to­fi­nan­cer avec les recettes des taxes d’abat­tage et les loca­tions. Conçus selon les prin­cipes de la produc­tion indus­trielle pour le commerce en gros de la viande, les abat­toirs réunissent divers métiers. On y trouve des vété­ri­naires, des inspec­teurs et des contrô­leurs des viandes, des employés et employées de bureau, des méca­ni­ciens, des concierges, des nettoyeurs et des désin­fec­teurs, des équar­ris­seurs, et des employés de four­rière. Enga­gés par la Ville, ils sont envi­ron une ving­taine depuis les années 1960 et plus de trente à partir de 1970. A cela s’ajoute en moyenne une demi-douzaine d’« ambu­lants », spécia­listes indé­pen­dants char­gés de la découpe par les éleveurs ou les bouchers et qui sont rétri­bués à la tâche. Dans le but d’of­frir une trans­pa­rence sur les acti­vi­tés menées, tous les parti­cu­liers peuvent parti­ci­per sur annonce préa­lable à des visites accom­pa­gnées.

Patrick Martin, « Les cochons sont ébouillantés puis on brûle leurs poils (soies) », 04.03.1992, © Agence A.I.R., Patrick Martin, Archives cantonales vaudoises.
Patrick Martin, « Les cochons sont ébouillantés puis on brûle leurs poils (soies) », 04.03.1992, © Agence A.I.R., Patrick Martin, Archives cantonales vaudoises.
Une facette inattendue par rapport à l’image que l’on se fait généralement du boucher-charcutier. La chorale des bouchers. Mon œil, 16.02.1990 ; RTS Radio Télévision Suisse. Attention: certaines images peuvent heurter les sensibilités!

Les contrô­leurs des viandes, sous l’au­to­rité du vété­ri­naire et souvent consi­dé­rés comme les « gendarmes » des abat­toirs, veillent au respect des normes défi­nies par la loi dès la livrai­son du bétail. Les enjeux finan­ciers qui dépendent de leur pouvoir déci­sion­nel sont impor­tants. Il arrive parfois que la tension monte avec les livreurs lorsqu’il s’agit de surveiller le trai­te­ment adéquat du bétail lors de son déchar­ge­ment ou de statuer sur la santé de certaines bêtes malades ou bles­sées.

Sur la chaîne d’abat­tage, le chef d’équipe et les chefs de halle sont char­gés de la mise à mort du bétail, ce qui leur permet de contrô­ler le rythme de travail des ambu­lants. Les contrô­leurs des viandes véri­fient la confor­mité de la viande par diffé­rents procé­dés (inci­sion de certains organes, prélè­ve­ments analy­sés dans le labo­ra­toire situé dans le bâti­ment admi­nis­tra­tif) que les ambu­lants consi­dèrent parfois comme une source de ralen­tis­se­ment ou de gêne dans la réali­sa­tion de leur travail.

Les conditions de travail dans les abattoirs industriels vus par la journaliste Olivia Mokiejewski, auteure du livre Le peuple des abattoirs (2018).
Attention: certaines images peuvent heurter les sensibilités!

Rassem­blées dans le Règle­ment interne de l’abat­toir, des pres­crip­tions strictes concer­nant l’hy­giène et le compor­te­ment sont impo­sées au person­nel et à tous les usagers. Elles concernent aussi bien la propreté des instal­la­tions ou la tenue vesti­men­taire, qui doit être chan­gée régu­liè­re­ment, que la consom­ma­tion d’al­cool qui est inter­dite durant les heures de travail. Dans cet univers profes­sion­nel astrei­gnant et presque exclu­si­ve­ment mascu­lin, certains rites en vigueur entre les employés se sous­traient toute­fois au contrôle social exercé par la Direc­tion. Lors de la saignée par exemple, certains bouchers se souviennent qu’il arri­vait parfois, dans certains abat­toirs, qu’un de leurs collègues récu­père le sang pour le boire instan­ta­né­ment.

Photoreportage dans les abattoirs de Malley, 23.06.1981, l’Hebdo. © Photographie F. Bertin, 1093 La Conversion.
Photoreportage dans les abattoirs de Malley, 23.06.1981, l’Hebdo. © Photographie F. Bertin, 1093 La Conversion.

Dans les halles d’abat­tage, les condi­tions de travail sont rudes, car, certains jours, on y abat de 5 h 30 à 18 h à une cadence soute­nue et dans un bruit assour­dis­sant. À cela s’ajoute, entre autres, l’in­con­fort, accru durant l’été, occa­sionné par l’air surchauffé généré par les machines et les vapeurs, ou par les courants glacés l’hi­ver. Les premiers employés arrivent dès 4 h 30 pour mettre en route la chaîne d’abat­tage. Certaines jour­nées sont parti­cu­liè­re­ment lourdes comme l’ex­plique Olivier Mariano, contrô­leur des viandes :

« Il y avait par exemple la période des moutons où on arri­vait à 1000–1200 moutons par jour […] C’était des rythmes incroyables, mais on était habi­tués… pour nous, ça ne nous choquait pas […], ça faisait partie de notre job… »

Le volume d’abattage quotidien était variable aux abattoirs de Malley. Il atteint son apogée en 1990 avec 148’355 animaux abattus. Extrait de témoignage d’un ancien chef d’équipe et contrôleur des viandes évoquant le nombre de bêtes mises à mort. © 2020, IHM CHUV-UNIL et Association AAU.

L’uni­vers diffi­cile des abat­toirs est un secteur où le recours à des travailleurs immi­grés est fréquent. A Malley, le person­nel étran­ger – prove­nant prin­ci­pa­le­ment d’Eu­rope du sud et d’Afrique du nord – occupe des tâches à tous les niveaux hiérar­chiques.

Sources

  • « Forma­tion profes­sion­nelle, vingt-quatre appren­tis bouchers ont suivi des cours pratiques aux abat­toirs », Jour­nal de Genève, 13 juin 1963, p. 10.
  • Ordon­nance fédé­rale sur le contrôle des viandes du 11 octobre 1957.
  • Témoi­gnages d’an­ciens et d’an­ciennes employés et employées des abat­toirs, 2019–2020, IHM CHUV-UNIL et Asso­cia­tion AAU.

Litté­ra­ture secon­daire

  • « Les parti­cu­la­ri­tés du métier du métier d’ar­ti­san détaillant en France, de la Révo­lu­tion jusqu’au milieu du XXe siècle », in : Pour une histoire de la viande, Fabrique et repré­sen­ta­tions de l’An­tiquité à nos jours, Bruno Laurioux, Marie-Pierre Horard, pp 299–306.
  • Séve­rin Muller, A l’abat­toir, Travail et rela­tions profes­sion­nelles face au risque sani­taire, Paris: Maison des sciences de l’homme, 2008.